Chapitre XXXVIII

 

Oui, son maître n’est plus ! sous ce toit solitaire,

Hommes, chiens et chevaux. aujourd’hui tout est mort !

           Lui seul survit, achevant sa carrière

                       Dans le château d’Ivor.

Wordsworth.

 

Il existe peu de sensations plus tristes que celles que nous éprouvons quand nous revoyons déserts et abandonnés des lieux qui nous avaient offert autrefois des scènes de plaisir[145]. En me rendant à Osbaldistone-Hall, je rencontrai les mêmes objets que j’avais vus ce jour mémorable où j’étais revenu avec miss Vernon d’Inglewood-Place. Son souvenir me tint compagnie pendant tout le chemin. Quand je passai près de l’endroit où je l’avais vue la première fois, je croyais presque encore entendre les cris des chiens, le bruit des chevaux, le son des cors, et je portais involontairement les yeux sur la colline d’où je l’avais vue descendre, comme si je devais m’attendre à une nouvelle apparition. Mais quand j’arrivai au château, le profond silence qui y régnait, toutes les fenêtres fermées, l’herbe qui avait crû dans les cours, tout m’offrait un contraste mélancolique avec la gaieté bruyante dont j’avais tant de fois été témoin lors du départ pour la chasse. Un silence éternel semblait avoir succédé aux aboiements des chiens impatients, au hennissement des chevaux, aux cris des piqueurs et au gros rire du bon sir Hildebrand à la tête d’une suite nombreuse.

En promenant mes regards sur cette scène déserte et muette, je ne pus songer sans regret même à ceux à qui à cette époque il ne m’avait pas été possible d’accorder mon attention. Il y avait quelque chose de déchirant dans la pensée que toute cette famille composée de fils robustes et bien constitués avait été en si peu de temps précipitée dans le tombeau par différents genres de mort violente et inattendue. C’était une bien faible consolation pour moi que de me dire que je rentrais comme propriétaire dans un lieu que j’avais quitté presque en fugitif. N’étant pas habitué à me regarder comme le maître de tout ce qui m’entourait, je me considérais presque comme un usurpateur, au moins comme un étranger indiscret, et je pouvais à peine me défendre de l’idée que l’ombre de quelqu’un de mes cousins allait apparaître, comme un spectre gigantesque des romans, pour me disputer l’entrée du château.

Tandis que ces pensées m’occupaient, André s’évertuait à frapper à coups redoublés à toutes les portes, appelant en même temps d’un ton assez haut pour faire sentir l’importance qu’il croyait avoir en se présentant comme premier écuyer du nouveau seigneur du domaine. Enfin Antoine Syddall, vieux sommelier et majordome de mon oncle, se montra à une fenêtre basse garnie de barreaux de fer, et nous demanda ce que nous désirions.

– Nous venons vous relever de garde, dit André. Vous pouvez me remettre vos clefs, mon vieil ami, chaque chien a son jour. Je vous débarrasserai du soin de l’argenterie et de la cave. Il n’y a point de fève qui n’ait son point noir, et l’on trouve une ortie dans chaque sentier : ainsi vous pourrez prendre au bas bout de la table la place qu’André avait autrefois.

Étant parvenu à imposer silence au bavard, j’expliquai à Syddall la nature de mes droits, et lui dis de m’ouvrir le château, qui était maintenant ma propriété. Le vieillard parut fort agité, et, quoique d’une manière humble et soumise, montra beaucoup de répugnance à m’obéir. J’en attribuai la cause à son attachement pour ses anciens maîtres ; ce sentiment l’excusait, et lui faisait honneur à mes yeux.

J’insistai cependant pour qu’il m’ouvrît, et je lui dis que son refus m’obligerait à recourir au warrant du juge Inglewood, et à demander l’assistance d’un constable.

– Nous étions ce matin chez M. Inglewood, dit André pour appuyer sur ma menace, et nous avons rencontré en chemin Archie Rudledge le constable. Le pays est maintenant soumis aux lois, M. Syddall ; les papistes et les rebelles n’y sont plus les maîtres comme autrefois.

La menace de recourir à une autorité légale parut formidable à un vieillard qui sentait que la religion qu’il professait et son attachement à sir Hildebrand et à ses enfants pouvaient le rendre suspect lui-même. Il ouvrit donc avec une sorte de tremblement une porte garnie de verrous et de barres de fer, et me dit qu’il espérait que je ne lui saurais pas mauvais gré de la fidélité avec laquelle il cherchait à s’acquitter de ses devoirs. Je le rassurai, et lui répondis qu’il n’en était que plus estimable à mes yeux.

– Je ne pense pas de même, dit André ; Syddall est un vieux routier. Il ne serait point pâle comme un linceul, Dieu me préserve ! et les dents qui lui restent ne claqueraient pas les unes contre les autres s’il n’y en avait pas plus qu’il ne veut nous en dire.

– Que Dieu vous pardonne, M. Fairservice, reprit le vieux sommelier, de parler ainsi d’un ancien camarade ! Où voulez-vous que j’allume du feu pour Votre Honneur ? me dit-il du ton le plus humble. Je crains que vous ne trouviez le château bien triste, bien sombre. Mais peut-être retournerez-vous dîner à Inglewood-Place ?

– Allumez-moi du feu dans la bibliothèque.

– Dans la bibliothèque ! Il y a bien longtemps que personne n’y est entré... La cheminée fume... Les pigeons y ont fait leur nid le printemps dernier ; et je n’avais ici personne pour la faire nettoyer.

– Notre fumée vaut mieux que le feu des autres, dit André. Son Honneur aime la bibliothèque. Ce n’est pas un de vos papistes qui se complaisent dans l’aveugle ignorance, M. Syddall.

Le sommelier me conduisit à la bibliothèque d’un air qui annonçait clairement qu’il agissait contre son gré. Il m’en ouvrit la porte, et, contre mon attente, je trouvai cet appartement plus propre et mieux en ordre que je ne l’avais jamais vu.

Un excellent feu brûlait dans la cheminée, sans la moindre apparence de fumée. Syddall prit les pincettes pour arranger les tisons, ou plutôt pour cacher sa confusion.

– C’est singulier, dit-il, il brûle bien maintenant, et il a fumé toute la matinée.

Désirant être seul jusqu’à ce que j’eusse pu maîtriser les diverses émotions que faisait naître en moi la vue de tout ce qui m’entourait, je dis au vieux sommelier d’avertir la personne chargée de recevoir le revenu des terres de venir me parler. Sa demeure était à environ un demi-mille de distance. et je remarquai encore qu’il ne se disposait à m’obéir qu’avec une sorte de regret. J’ordonnai ensuite à André de chercher dans le voisinage une couple de jeunes gens vigoureux sur qui il pût compter, sachant à quelles extrémités était capable de se porter Rashleigh, qui était dans les environs. André se chargea de cette mission avec empressement et me dit qu’il me trouverait à Trinlay-Knowe deux bons presbytériens comme lui, en état de faire face au pape, au diable et au Prétendant. Je ne serai point fâché moi-même, ajouta-t-il, d’avoir ici de la compagnie : car vous souvenez-vous que je vous ai dit, le jour que nous sommes partis, que j’avais été tourmenté par un esprit la nuit précédente ? C’était dans le jardin, au clair de lune. Vous n’avez pas voulu me croire : eh bien, que le tonnerre tombe sur toutes les fleurs du jardin si cet esprit ne ressemblait pas à ce portrait. – Et il me montrait un tableau qui représentait, à ce qu’on m’avait dit, l’aïeul de miss Vernon. – J’avais toujours pensé, continua-t-il, qu’il y avait de la sorcellerie et de la diablerie parmi les papistes ; mais jusqu’alors je n’avais jamais vu d’esprit.

– Allons, partez ! amenez-moi les gens dont vous parlez, tâchez qu’ils aient plus de bon sens que vous, et qu’ils n’aient point peur de leur ombre.

– Ah ! dit André d’un air d’importance, tous les voisins savent que je suis aussi brave qu’un autre ; mais, Dieu me préserve ! je ne prétends pas me battre contre des esprits.

Il sortait à peine, que M. Wardlaw, qui remplissait les fonctions d’agent du domaine, entra dans la bibliothèque.

C’était un homme plein d’honneur et de probité, et sans son intégrité il aurait été difficile à mon oncle de se maintenir si longtemps dans la possession d’Osbaldistone-Hall. Je lui montrai le testament de sir Hildebrand, et il en reconnut la validité. Pour tout autre que moi, cette succession aurait été peu profitable, attendu le grand nombre de dettes et d’hypothèques dont elle était grevée. Mais il ne faut pas oublier que mon père avait déjà remboursé en mon nom une partie des créances, et qu’il s’occupait d’en acheter le surplus.

Je causai d’affaires assez longtemps avec M. Wardlaw, et je le retins à dîner. Je me fis servir dans la bibliothèque, malgré les instances que me fit Syddall pour que je descendisse dans la salle à manger, qu’il avait, me dit-il, préparée pour me recevoir. Pendant que nous dînions, André arriva avec sa recrue de deux vrais bleus[146]. Il m’en fit l’éloge dans les termes les plus chauds, me les annonçant comme des hommes sobres, honnêtes, d’une saine doctrine, et, par-dessus tout, braves comme des lions. Je donnai ordre qu’on les fit dîner, et ils se retirèrent tous trois. Le vieux Syddall branlait la tête en s’apprêtant à les suivre ; je lui dis de rester et de m’expliquer ce que signifiait le geste qu’il venait de faire.

– Je ne puis m’attendre, dit-il, que Votre Honneur ajoute foi à ce que je vais lui dire, et cependant c’est la vérité de Dieu. Antoine Wingfield est un honnête garçon, aussi honnête que personne au monde ; mais s’il y a un mauvais coquin dans les environs, c’est son frère Lancy. Tout le pays sait qu’il sert d’espion au clerc Jobson. Il lui a dénoncé bien des braves gens qui se sont mis dans l’embarras dans ces derniers temps. Mais il n’est pas catholique, et il n’en faut pas plus aujourd’hui.

Je fis peu d’attention à ce propos, que j’attribuai à l’esprit de parti et aux différences d’opinions religieuses, et le vieillard, ayant mis le vin sur la table, se retira d’un air peu satisfait.

M. Wardlaw resta avec moi jusqu’à ce que le jour commençât à baisser. Alors, ramassant ses papiers, il prit congé de moi, et me laissa dans cet état d’esprit où l’on ne sait trop si l’on voudrait avoir de la compagnie ou rester dans la solitude. Au surplus, je n’avais pas la liberté du choix, et je me trouvais dans l’appartement du château le plus propre à m’inspirer des réflexions mélancoliques. C’était là que j’avais passé tant de moments heureux près de Diana, et je pensais avec amertume que je ne la verrais plus.

Comme le jour commençait à disparaître, je vis la tête d’André se montrer à la porte de la chambre, non pour me demander si je voulais de la lumière, mais pour me conseiller d’en prendre par mesure de précaution pour écarter les esprits. Je lui dis avec assez d’humeur de se retirer, et, m’asseyant dans un fauteuil en face de la grande cheminée gothique, je me mis machinalement à tisonner le feu ; et suivant des yeux le bois qui se changeait en charbons et les charbons qui se réduisaient en cendres :

– Voilà bien, m’écriai-je, voilà bien l’image et le résultat des désirs de l’homme ! un rien les allume, l’espoir les nourrit, et bientôt l’homme, avec ses passions et ses espérances, n’est plus qu’un vil amas de cendres.

Comme j’achevais de parler, j’entendis à l’autre bout de la bibliothèque un soupir qui semblait répondre à mes réflexions. Je me retournai précipitamment... Diana Vernon était devant mes yeux. Elle s’appuyait sur le bras d’un homme si ressemblant au portrait dont André m’avait parlé le matin que je jetai les yeux sur le cadre, comme s’il avait dû être vide. Ma première idée fut que l’agitation de mon esprit causait cette illusion, ou que je voyais deux ombres sorties de la nuit du tombeau. Un second coup d’œil me convainquit pourtant que je n’étais pas hors de mes sens, et que j’avais devant moi deux substances corporelle. C’était bien Diana elle-même, quoique plus pâle et plus maigre que je ne l’avais encore vue, et son compagnon n’était autre que le P. Vaughan, ou, pour mieux dire, sir Frédéric Vernon, qui, par hasard, portait un habit de même couleur et presque de même forme que celui du personnage peint dans le portrait en question. Il fut le premier qui rompit le silence : Diana avait les yeux baissés et j’étais muet d’étonnement.

– Vous voyez devant vous, M. Osbaldistone, me dit-il, des suppliants qui vous demandent asile et protection, jusqu’à ce qu’ils puissent continuer un voyage où je risque de trouver à chaque pas des cachots et la mort.

– Bien certainement, lui répondis-je en faisant un effort pour recouvrer la parole, miss Vernon ne peut croire... vous ne pouvez supposer, monsieur, que j’aie oublié les services que vous m’avez rendus, ou que je sois capable de trahir qui que ce soit, et vous moins que personne.

– Je le sais, dit sir Frédéric, et cependant c’est avec une répugnance inexprimable que je vous demande un service peut-être désagréable, mais à coup sûr dangereux. Je voudrais pouvoir le réclamer de tout autre. Mais le destin qui m’a conduit à travers une vie agitée et pleine de dangers me presse tellement en cet instant que je n’ai pas d’autre alternative.

En ce moment j’entendis du bruit sur l’escalier, et l’officieux André, en ouvrant la porte, s’écria : – Je vous apporte des chandelles ; vous les allumerez quand vous voudrez.

Je me précipitai vers la porte, espérant arriver à temps pour l’empêcher de voir que je n’étais pas seul. Je le repoussai avec violence, fermai la porte et poussai le verrou. Mais, me rappelant aussitôt son bavardage habituel et les deux compagnons qu’il avait dans la cuisine ; me souvenant aussi de l’observation faite par Syddall que l’un d’eux passait pour un espion de Jobson, je descendis sur-le-champ, et les trouvai tous trois réunis. André parlait très haut quand j’arrivai ; mais il se tut dès qu’il m’aperçut.

– Qu’avez-vous donc, imbécile ? lui dis-je ; vous avez l’air effaré comme si vous aviez vu un esprit.

– Non, non, répondit-il : non, il n’y a pas d’esprit là-dedans. Mais vous m’avez poussé bien rudement, Dieu me préserve !

– Parce que vous m’avez dérangé d’un profond sommeil, idiot. Syddall vient de me dire qu’il n’a pas de lits préparés pour ces braves gens, et M. Wardlaw pense qu’il est inutile de les déranger de leurs affaires. Tenez, mes amis, voici une demi-guinée pour boire à ma santé. Je vous remercie de votre complaisance, et vous pouvez vous retirer.

Ils me firent leurs remerciements, prirent l’argent, et s’en allèrent sans montrer ni soupçons ni mécontentement ; je restai jusqu’à ce qu’ils fussent partis, afin d’être bien sûr qu’ils ne pourraient avoir aucune autre communication avec l’honnête André. Je l’avais suivi de si près que je croyais qu’il n’avait pas eu le temps de leur dire deux mots avant mon arrivée ; mais il ne faut souvent que deux mots pour causer bien des malheurs, et l’on verra qu’en cette occasion ils coûtèrent la vie à deux personnes.

Ayant fait cette expédition, je ne songeai plus qu’à prendre les mesures nécessaires pour la sûreté de mes hôtes. Présumant bien, d’après ce qui s’était passé, que Syddall n’était pas étranger à leur séjour au château, je le chargeai de monter lui-même à la bibliothèque chaque fois que je sonnerais, et j’y retournai ensuite pour rendre compte aux deux fugitifs de tout ce que je venais de faire.

Les yeux de Diana me remercièrent des précautions que j’avais prises. – Maintenant, me dit-elle, vous connaissez tous mes mystères. Vous savez sans doute par quels liens étroits le sang et la tendresse m’unissent à l’infortuné qui trouva ici une retraite, et vous ne serez plus surpris que Rashleigh, ayant pénétré ce secret, osât me gouverner avec une verge de fer.

Son père ajouta que leur intention était de m’être à charge le moins longtemps possible.

Je les suppliai de ne songer qu’à ce qui pouvait contribuer le plus à leur sûreté, et je les assurai que tous mes efforts seraient dirigés vers le même but ; ce qui conduisit sir Frédéric à m’expliquer les circonstances où il se trouvait.

– J’avais toujours eu des soupçons contre Rashleigh, me dit-il ; mais sa conduite à l’égard de ma fille, conduite dont elle ne me fit l’aveu que par obéissance, et l’abus de confiance dont il se rendit coupable à l’égard de votre père, m’inspirèrent pour lui de l’aversion et du mépris. Dans notre dernière entrevue, je ne lui cachai pas mes sentiments, quoique la prudence eût dû m’engager à le faire. Il ajouta alors la trahison et l’apostasie à la somme de ses crimes ; mais j’espérais que sa défection n’aurait aucune suite fâcheuse pour notre cause. Le comte de Marr était en Écosse à la tête d’une armée pleine d’enthousiasme ; lord Derwentwater, Kenmore, Forster, Winterton et autres avaient pris les armes dans le Northumberland : et je devais accompagner les Highlanders qui, sous les ordres du brigadier-général Mac-Intosh de Borlum, passèrent le Forth, traversèrent les Lowlands, et se réunirent aux insurgés anglais. Ma fille partagea les dangers et les fatigues de ce voyage...

– Et jamais elle ne quittera un père tendrement aimé, s’écria miss Vernon en s’appuyant sur son bras.

– J’avais à peine rejoint mes amis que je désespérai du succès de notre entreprise. Nos forces n’augmentaient point, notre parti n’était composé que de ceux qui partageaient nos opinions religieuses, et les tories protestants restaient dans l’indécision, attendant pour se déclarer le résultat des premiers événements. Enfin nous nous trouvâmes investis par une force supérieure dans la petite ville de Preston. Nous nous défendîmes avec courage le premier jour, mais dès le second les chefs regardèrent toute résistance comme inutile et résolurent de se rendre à discrétion. Consentir à de pareilles conditions c’eût été porter ma tête sur l’échafaud. Une trentaine de braves gens pensèrent comme moi qu’il valait mieux mourir que de se rendre. Mac-Gregor, que vous connaissez, était de ce nombre. Nous montâmes à cheval, nous plaçâmes au milieu de nous ma fille, qui ne voulut pas consentir à me quitter, et mes compagnons, frappés d’admiration pour son courage et pour sa piété filiale, jurèrent de périr plutôt que de l’abandonner. Nous sortîmes en corps au grand galop, par une rue nommée Fishergate ; elle conduisait dans un marais que l’ennemi n’avait pas occupé parce qu’il le jugeait impraticable et qu’il était bordé par la rivière de Ribble sur laquelle il n’existait aucun pont. Nous ne rencontrâmes donc qu’un faible détachement des dragons d’Honeywood, qui soutint à peine notre premier choc ; et Mac-Gregor, qui connaissait un gué de la rivière, nous y guida et nous la fit traverser sans danger. Tournant alors du côté de Liverpool, nous nous séparâmes ; et chacun de nous chercha une retraite. J’ignore ce que devinrent mes compagnons. Quant à moi, je me rendis avec ma fille dans le pays de Galles, où je connaissais beaucoup de personnes qui partageaient mes opinions politiques et religieuses. J’espérais y trouver les moyens de passer sur le continent, mais je fus trompé dans mon attente, et les recherches que le gouvernement anglais faisait faire dans le pays de Galles, où il soupçonnait plusieurs chefs de l’insurrection de s’être retirés, me forcèrent à fuir de nouveau vers le nord. Comme je savais qu’Osbaldistone-Hall était inhabité en ce moment et qu’il ne s’y trouvait que le vieux Syddall, de qui j’étais connu, et sur qui je pouvais compter, je résolus de m’y rendre, et d’y rester jusqu’à ce qu’un ami sûr m’eût fait équiper, dans un petit port du Solway, une chaloupe qui doit me conduire en France pour toujours. Syddall n’hésita point à nous recevoir, et nous attendions qu’on nous fit avertir que les dispositions pour notre départ étaient terminées, quand votre arrivée imprévue en ce château et le choix que vous avez fait de cet appartement nous ont mis dans la nécessité de recourir à toute votre générosité.

Ce fut ainsi que Sir Frédéric termina un récit que j’avais écouté comme celui d’un rêve. J’avais peine à me figurer que c’était bien sa fille que j’avais devant les yeux ; le chagrin et les fatigues lui avaient fait perdre quelques-uns de ses attraits. L’air d’enjouement et de vivacité que je lui avais vu autrefois avait fait place à un caractère de soumission mélancolique et de résignation mêlée de fermeté. Quoique son père craignit l’effet que pourraient produire sur mon esprit les louanges qu’il donnerait à sa fille, il ne put résister à la tendresse paternelle qui le portait à faire son éloge.

– Elle a subi, me dit-il, des épreuves qui feraient honneur à la constance d’un martyr. Elle a bravé tous les dangers, elle a vu de près la mort sous tous les aspects. Elle a enduré des fatigues et des privations qui auraient épuisé le courage des hommes les plus déterminés. Elle a passé les journées dans les ténèbres et les nuits dans les veilles, et n’a jamais fait entendre un murmure de faiblesse. En un mot, M. Osbaldistone, ma fille est une offrande digne du dieu auquel je vais la consacrer, comme tout ce qui reste de plus cher et de plus précieux à Frédéric Vernon.

Il s’arrêta à ces mots, en jetant sur moi un regard que je ne compris que trop bien : son but était de détruire toutes les espérances que j’aurais pu concevoir, et il voulait, comme en Écosse, prévenir toute nouvelle liaison entre sa fille et moi.

– Maintenant, dit-il à sa fille, nous n’abuserons pas plus longtemps des moments de M. Osbaldistone, puisque le voilà instruit de la situation des infortunés qui réclament sa protection.

Je les suppliai de rester, et leur offris de changer moi-même d’appartement.

– N’en faites rien, me dit-il, vous éveilleriez peut-être des soupçons ; d’ailleurs rien ne nous manque dans l’appartement secret que nous occupons, et dont on ne peut soupçonner l’existence que lorsqu’on en est instruit : nous aurions probablement pu y rester sans que vous vous en doutassiez, si je n’avais regardé comme un devoir de vous prouver ma confiance en votre honneur.

– Vous m’avez rendu justice, sir Frédéric. Vous me connaissez bien, mais je suis sûr que miss Vernon vous dira...

– Je n’ai pas besoin du témoignage de ma fille, me dit-il d’un air poli, mais de manière à m’empêcher de m’adresser directement à elle ; je suis très disposé à concevoir la meilleure opinion de M. Frank Osbaldistone. Mais permettez-nous de nous retirer, le repos nous est nécessaire, nous en jouissons rarement, et d’un moment à l’autre nous pouvons être obligés de continuer un dangereux voyage.

En parlant ainsi, il prit le bras de sa fille, et m’ayant salué, sortit avec elle par la porte que cachait la tapisserie.